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En quête de sens, un texte écrit par Lila Echard, philosophe

Capter le silence d’un couloir, écouter le silence. Laisser entrer le bruit du dehors au-dedans. Ecouter le bruit qui s’immisce dans le silence. Approcher les matériaux, les découvrir, les regarder, y prêter une attention singulière. A chaque matériau. Voir au-delà de la chose, des choses : ce qui leur donne matérialité, matière, réalité.
Prendre conscience, à nouveau, que tout ce qui nous entoure est constitué de matière.
La considérer, la reconsidérer comme matière première.
Réinvestir le monde par ce retour à la matière première.
Les choses, au-delà de leur diversité dans le monde, se rencontrent ainsi dans leur matière.
Ce n’est pas les choses qu’elle veut regarder, toucher, sentir, écouter, c’est leur matière.
Le voyage, qu’offre-t-il ? Les choses, les objets, sont différents d’un pays à l’autre, mais les matières ?

Elle, c’est Aminatou. Au plus loin que je me souvienne, elle a toujours porté un regard attentif sur les choses. Avant la caméra, il y a les yeux, le regard, mais aussi le geste au plus près de la matière.
C’est ce geste attentif qu’elle transmet.
C’est le regard sur le monde et le retour à la matière de ce monde, auxquels elle invite.
Le monde lui livre sa matière première et elle en fait des œuvres.
Elle nous transmet ses œuvres et le silence est alors bruyant, bruyant de sens.

Elle est française, assurément, mais elle ne fut jamais seulement Julie. Aminatou est le nom qu’elle a toujours porté et, par là, elle a toujours porté avec elle une autre culture, la culture de la différence. Ce prénom d’Afrique noire a donné une couleur singulière à notre manière d’habiter la France, et finalement d’habiter le monde. Rendant naturel et nécessaire le déplacement. Ailleurs, dans un autre lieu.

Il y a eu d’abord l’Italie.
Il y a eu ensuite la Bolivie.
Aujourd’hui, ce sont les terres d’Asie Centrale qui l’attirent.
Dire pourquoi cette géographie des attirances marque le parcours cinématographique d’Aminatou serait une tâche difficile. Essayer de comprendre pourquoi il s’agit de ces terres-là en particulier le serait tout autant. Pourtant cette tâche serait nécessaire pour comprendre ce qui ne peut pas être chez elle une simple quête d’exotisme ou, pourquoi pas, un simple goût pour le voyage et l’ailleurs. Il y a en effet bien plus à y trouver. Il n’y a là presque aucun hasard ni aucun caprice. Chercher le sens d’un tel parcours est donc difficile mais nécessaire.

Peut-être y a-t-il dans ce parcours la tentative de chercher un sens universel dans le cours des choses. Le cours des choses, des événements, en ce que cela a d’humain et en ce qu’il traverse l’homme. Mais, dans cette volonté de saisir le cours des choses, il y a le geste artistique qui choisit de capter les choses – ville, événement, personne – comme des corps qui se donnent au regard. Comme des matières qui traversent nos vies, qui font sens, qui doivent faire sens pour nous et auxquelles il faut prêter une attention particulière. Comme des corps que l’on rencontre.

Aminatou part à la rencontre de ces corps. Aminatou filme les lieux, les espaces comme des corps. Aminatou en fait des portraits. Aminatou capte .

Ce sont donc des portraits, mais ce sont aussi des lettres qui constituent son œuvre.
Cela signifie que ce sont des films qui parlent des hommes et qui s’adressent aux hommes.
Et, dans le retour à la matière, ce geste attentif et adressé est éminemment esthétique.
Parce que ces films s’adressent à la sensibilité.
Ils font trembler.
Or c’est tant le silence bruyant, capté ici et là, que l’image charnelle qui font trembler.
C’est le chemin parcouru et la saisie du cours des choses.
C’est le transport.
C’est le voyage.
C’est le décalage.
L’Italie, parce que la langue était parlée et aimée, parce que la lumière y était belle, parce que l’amour lui va bien.
La Bolivie, parce que l’ethnomusicologie l’y a conduit. Là-bas des fanfares faisaient exulter la population dans un syncrétisme religieux imperturbable, indifférent aux circonstances politiques.
L’Asie centrale, parce que la terre était inconnue et qu’Aminatou désire ce qu’elle ne connaît pas.
Ce n’est pas parce qu’elle ne connaissait pas cette terre qu’il y a un hasard à ce qu’elle l’ait choisie. C’est parce qu’elle ne le connaissait pas qu’elle y est allée. Par souci de découvrir ce qui n’est pas connu, la différence, la matière, ailleurs. Pour y éprouver son regard et son esprit.
Evidemment qu’un cinéaste est en quête d’images et donc de choses à filmer. Mais derrière cette quête, il y a la recherche. Celle qui l’anime, c’est la mise à l’épreuve de son regard, de notre regard. La volonté de se donner les moyens d’avoir encore un regard neuf sur les choses, de pouvoir être perturbé par ce qu’on voit, dérangé dans nos idées et dans nos sensations du monde.